Savez-vous ce que ça fait d'être la reine d'un immense territoire ? Je ne parle pas d'être l'ombre du roi, mais bien d'être sa moitié et de partager les pleins pouvoirs, de se sentir grande et invincible, mais pas à l'abri d'un coup d'état ou d'un assassinat. On voit son royaume de haut, on contemple l'étendu de notre force, en se demandant pourquoi le peuple nous reste fidèle, et pour combien de temps. Etre avec lui, c'était un peu semblable à ça. Se sentir si fort, et à la fois si vulnérable, savoir que l'empire entier de notre bonheur peut s'effondrer à la moindre catapulte, au moindre regard d'une courtisane un peu trop audacieuse. On sait qu'un jour ou l'autre une bataille sera impossible à éviter alors on prépare secrètement des armes en pensant à limiter les morts. 

Ou alors c'est comme être une biche majestueuse au milieu d'une foret et regarder les chasseurs désespérés nettoyer leur fusil, un jour de chasse interdite. On sourit, savourant cette journée trop paisible en redoutant secrètement la prochaine aurore. On regarde les fleurs se fermer quand le soleil se couche, ou perdre peu à peu leurs pétales. On sait que malgré la beauté d'un instant si rare, que rien ne dure jamais et que le sublime, tout comme le beau, ne s'apprécie que si on le sait éphémère. 

 

On ne sait jamais lequel jettera la première à l'autre, qui agira ou parlera le premier. Alors on prépare les armes dans le plus grand des silences.

Et puis un jour, la tension monte. On ne sait plus vraiment par où et pourquoi cela a commencé. On sent la grande épopée, la bataille finale approcher. On décide alors de fermer les yeux, on respire à fond et on prend son courage à deux mains. Le jour J est enfin là. Les chevaux sont agités et tout le monde se hâte vers l'armurerie et aiguise les dernières épées. Le calme avant la tempête règne sur le futur champ de bataille. Le roi et la reine ont chacun leurs partisans, leurs fidèles, leur propre armée.

Les convictions de chacun ne faillant pas devant celles de l'autre, tout le monde est fin prêt. La reine donne l'assaut et le roi lache ses premiers atouts.

Les premiers font mal, sont violents, pointus, sanglants, mais la reine ne se laisse pas aussi facilement abattre. D'un courage froid et sérieux, sa force demeure dans son entrainement au combat et à la puissance de sa volonté.

 

 Durant d'interminables heures, la bataille fait rage. Les cris, les pleurs et le sang fusent de toute part. Mais aucun drapeau blanc ne s'agite. Les chefs sont robustes, et leur armée aussi fidèle que déterminée.

Soudain, lorsque le soleil s'approche de l'horizon, le bruit métallique des épées se fait plus rare. Le roi et la reine sont seuls au milieu des corps des idées gisantes. Dans une ultime attaque, la reine a la pointe de son épée sous le menton du roi, et vis et versa : match nul.

La reine a cependant un léger avantage : sa lame est plus longue et plus aiguisée. Autant que son chagrin. Elle regarde le seigneur dans les yeux, et sait au plus profond d'elle même, qu'elle ne pourra jamais le tuer. Sur la pointe de chaque lame, une perle rougeâtre coula le long de l'épée. Le rouge monta aux joues des deux adversaires. Jamais un regard ne fut si cruel et doux à la fois. Chacun savait que l'autre ne faillirait pas et un moment de silence prit le contrôle du royaume  l'espace d'un instant.

La reine prit alors la parole et s'exclama, la voix enrouée : 

_ Je me suis sentie trahie, mal aimée, délaissée. J'ai fermé les yeux sur tes escapades nocturnes et sur le nombre de courtisanes que tu as  secrètement aimé. Je ne t'ai jamais rien dit, car tu as tous les pouvoirs, mais lorsqu'on a l'intime conviction de n'être qu'un objet qui prend la poussière, 

un chandelier accroché à un mur qui ne brille pas plus que les autres, n'être qu'une ombre à tes cotés, je ne le tolèrerai plus. Tu m'as aimé jadis, tu me cueillais secrètement une rose dans le jardin de ton père et tu la déposais sur mon oreiller. J'ai vu passer des bouquets entiers en direction des chambres des domestiques. Je me suis vu mourir à petit feu. Mais maintenant c'est finit. Je prends le contrôle.

La reine tendit le bras et rehaussa la pointe aiguisée sous le menton du monarque. Celui-ci ne laissa paraitre aucune émotion et tenait toujours aussi  fermement le manche de son glaive. Les larmes de la souveraine qui avaient coulé pendant son discours, s'estompèrent. Son regard se durcit et elle dit une dernière fois, en prenant une voix posée et sure :

_ Je te laisse ton royaume, tu y régneras seul désormais, il ne vaut plus grand chose. Je prends mes hommes, garde toi tes bons valets. J'irais chercher un autre cœur, un autre roi, une autre terre à conquérir. Regarde autour de toi et compte les morts. Tu as perdu la bataille.

Et son altesse baissa la lame, l'essuya et la rangea dans son fourreau. Elle grimpa majestueusement sur son cheval noir, et ordonna à ses hommes  qui s'étaient relevés, de la suivre dans un domaine plus serein. Sans dire un mot, ils prirent leurs armes et commencèrent à marcher.

Le roi, dont la surprise et l'épuisement avaient fait baisser les bras, regarda une dernière fois sa bien aimée qui disparaissait avec la lumière du jour.


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