La jupe et la chemise sont droites, les escarpins cirés, les bas neufs, les cheveux impeccablement coiffés et la veste sortie du pressing est sur les épaules. Elle attrape son sac, jette un dernier coup d'œil au miroir, prend ses clés et ferme la porte. Descendue du taxi, la démarche assurée et le sourire à demi effacé, elle entre dans l'un des plus grands buildings de la ville puis dans l'ascenseur. Quelques cinquante étages plus haut, elle pousse la porte vitrée de son agence et les employés affichent un air faussement décontracté. Avec un hochement de tête et l'esquisse d'un sourire poli, elle salue ceux qui croisent son regard en parcourant le long couloir et récupère une pile dossier sur son chemin. Elle arrive enfin devant une porte vitrée sur laquelle est gravée son nom, son prénom et son grade en lettres d'or. Elle la pousse avec son postérieur, les bras trop chargés pour en atteindre la poignée.
A peine celui-ci posé sur le grand fauteuil de cuir noir, une jeune femme lui apporte une tasse blanche remplie de café et lui énonce méticuleusement le planning de la journée. Elle l'observe en silence, la remercie aimablement et décroche le téléphone. La journée s'écoule sans qu'elle s'en aperçoive entre une réunion, une vingtaine de coups de téléphone, une dizaine de rendez-vous et un déjeuner qu’elle n'a pas pris.
Lorsque les bureaux commencent à  se vider, une accalmie se répand également dans son bureau. Elle regarde l'heure et son téléphone qui s'arrête enfin de sonner. Lunettes posées sur l'ouverture de sa bouche, elle repense à sa journée. Elle se masse les tempes et soupire. Elle se lève, constate que les bureaux sont tous vides et qu'elle est encore la dernière à être là. Elle va se servir un thé, revient dans son bureau, enlève délicatement ses escarpins, pousse sa chaise et s'assoit sur le rebord de son bureau. Elle se met alors à regarder la ville qui s'étend au travers de la longue baie vitrée qui mure son bureau.
Tout semble si calme vu d'ici: on n'entend pas les taxis klaxonner, les gens courir et crier après eux, les travaux sur la 5e et les bateaux qui quittent le port. Le jour disparait lentement derrière les plus grands immeubles et des nouvelles couleurs peignent les rues de leur chaleur éphémère. Elle boit son thé encore fumant et savoure ce silencieux spectacle qu'il s'offre à elle tous les soirs.
C'est le calme avant la tempête des tourments nocturnes, elle le sait.

Une fois le manteau sombre déplié sur la ville et les lumières de tous les buildings allumées, elle décide de rentrer chez elle et de rejoindre la foule à laquelle elle se mêle si bien.
Arrivée chez elle, elle défait soigneusement chaque geste de ce matin : la veste sortie du pressing rejoint son emplacement sur le porte-manteau, les escarpins cirés dans leur tiroir, la chemise et la jupe droites sur leur cintre, les bas neufs retirés sur une chaise et les cheveux sont détachés. La douche prise et un peignoir en soie noir enfilé, elle verse un peu de cognac dans un verre en cristal, allume une cigarette, s'assoit sur son canapé et contemple silencieusement un nouveau panorama de sa ville qui change de visage. Elle a enfin le temps de penser un peu à elle. Elle aime son métier plus que tout et y consacre toute sa vie. Elle est une femme d'affaires respectée par ses employés, par les professionnels de son métier et par les plus grands noms de cette ville. On la craint suffisamment pour la respecter et pour éviter à tout prix de la décevoir. Autoritaire certes, mais elle n'en demeure pas moins conciliante et discrète. Quant aux hommes, il est tellement facile de les utiliser à bon escient que cela la consterne parfois. Ils sont plus simples qu'il n'y parait. Certains disent que, quand on est belle comme elle, on peut avoir tous les hommes qu'on désire. Elle se regarde dans le reflet de sa table basse en verre. Non, elle n'est pas si jolie que ça. Il suffit de sourire un peu, de ne pas parler inutilement et de ne jamais dire ce qu'on pense ou ce que l'on ressent et le tour est joué. C'est aussi simple que cela. Elle aime leur donner l'illusion qu'elle leur appartient pendant quelques heures au creux de ses draps, mais elle se délecte encore plus de les renvoyer chez eux juste après. Elle n'appartient à personne.
Cette idée la fait frissonner. Oui, elle est seule. Terriblement seule. Il n'y a personne à appeler, à écouter, à attendre, à pardonner, à pleurer et il en est mieux ainsi. Elle soupire. Dieu merci elle n'a pas à subir tout ça. Elle dirige son empire et elle a bien assez à s'occuper pour s'encombrer de personnes qui ne lui causeront que des soucis supplémentaires.

Alors, elle restera là toute la soirée, un verre dans une main, une cigarette dans l'autre, de la musique classique retentira dans tout l'appartement et elle restera silencieuse à observer la ville qui s'anime devant elle. Elle ira ensuite se coucher dans son grand lit froid et recommencera inlassablement le même schéma le lendemain, et le jour d'après, et le jour d'après...

 

lonely in the city by mayhs82

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